Saint-Ex le misanthrope .
Saint-Exupéry est à un degré rare une forme d'incarnation de l'humanisme, entendu au sens de vision fondamentalement positive de l' Homme. C'est en tout cas ainsi qu'il est perçu, et c'est sans doute ainsi qu'il voulait être perçu.
Nous-même en avions cette image jusqu'à la lecture de ses "écrits de guerre", recueil de ses lettres à divers personnalités et amis entre 1939 et 1944.
Nous avons été saisi par le profond pessimisme qui baigne l'ensemble de ces écrits. L'amoureux de l'Homme qui nous avait entraîné dans sa vision, fait frissonner de la fierté d'être humain avec le récit de l'aventure de Guillaumet dans Terre des Hommes, est ici méconnaissable. On l'y trouve triste et découragé, en colère - presque hargneux, présentant tous les symptomes d'un véritable dégoût sinon de l' Homme (pas encore ?), du moins des hommes.
On a le sentiment de quelqu'un qui ouvre soudain les yeux après une vie de cécité amoureuse, et découvre la vraie nature de l'objet de sa flamme.
Notre conviction intime est que l'humanisme de Saint-Exupéry est le fruit d'une méprise, ou d'un rêve qui n'a jamais voulu s'avouer tel.
Car à y bien regarder, la mystique saint-exupérienne est construite sur des personnages qui n'ont rien de l'homme "normal". St Ex nous parle de guerriers berbères nobles et fiers, de soldats gardiens de l'empire aux confins du déserts, de pilotes bravant tempêtes, pannes mécaniques et insoumis marocains - tous hommes nimbés d'héroïsme et d'aventure sur lesquels souffle le vent de l'épopée.
Quand il veut bien nous parler d'un homme "normal", c'est d'un paysan travaillant dur sur sa terre, ascétique et droit comme un moine.
L' Homme de St Ex est un éternel pionnier - ce qu'il fut lui-même avec l'Aéropostale.
Hélàs, cette vison est extrèmement restrictive - et pour tout dire, fantasmatique. Tous les hommes ne sauraient absolument pas être des pionniers, d'une part. Et d'autre part, tous les pionniers n'ont pas vocation à l'être éternellement : nombre d'entre eux ne veulent que s'installer et profiter le plus bourgeoisement possible de l'existence (et certes ils l'ont mérité).
Saint-Ex ne nous parle jamais de la vraie vie de tous les jours, dans une ville de pays civilisé, à l'abri des tempêtes et des razzias de chefs arabes. Dans cette vraie vie on ne défend pas d'empire, on conduit des autobus, on vend du pain, on fabrique des brosses à dents ; on ne franchit pas de cols enneigés et inviolés à bord d'avions ballotés par les rabattants, aux côtés de camarades devenus frères dans le danger partagé : on fait des rapprochements bancaires, on monte des pare-brises à la chaîne et on s'ennuie aux côtés de ses voisins indifférents.
A partir de situations exceptionnelles et d'individus tout aussi peu communs, qui furent son univers des années durant, Saint Ex a rêvé une humanité qui n'existe tout simlplement pas. La guerre semble-t-il a eu raison de ses illusions, le faisant, au sens tristement propre du terme, descendre de son nuage.
Trop de turpitudes, de bassesses, de lâcheté, d'égoïsme, de petits calculs de "boutiquiers" - trop d'humanité telle quelle...
Ce point de vue vaut ce qu'il vaut, cher lecteur. Il a le mérite de rendre compte de l'indéniable écoeurement qui suinte de ces écrits de guerre, de cette évidente et extrème lassitude, si loin de l''oeuvre de Saint Ex.
Il permet aussi d'en finir avec le "mystère" de sa disparition : Saint Ex s'est tout simplement suicidé, d'une manière ô combien représentative de ce rêve qui fut toute sa vie : en mission et en avion, loin des vrais hommes qu'il aura au fond si peu connus et qui l'auront tant déçu.
Oui cher lecteur, voilà ce que nous pensons : Saint Ex est mort misanthrope.
Bob Willard
13/07/2010